La boucle des vagues vient lécher le récif, le doux ressac s’étire sous le ciel pâle d’un mois de janvier, tandis que mon regard se pose sur la ligne d’infini, sous les étoiles secrètes jusqu’à la sorgue. Répétition d’un mouvement perpétuel, dans un temps arrêté jusqu’à l’éternité, je m’émerveille.
Demain je marcherai au milieu des bourgeons répliqués, comme perles d’opale sur branches adolescentes encore engourdies par un hiver glacé ; sous une lumière caressante de printemps, j’écouterai le murmure de la forêt, la célébration de ses habitants à nouveau occupés à s’aimer et à chanter leur espace pour la saison nouvelle ; le temps s’accélérera, et encore, je m’émerveillerai.
Aube brumeuse, belle comme la promesse d’un recommencement où se dessinent les contours d’un paysage en estampe, emmène-moi dans ton monde onirique où, comme invisible, la lenteur et l’éveil des sens sont nécessaires.
Un chant quadriphonique s’élève, discrètement d’abord, tel le chant immémorial des Pygmées Aka qui nous rappellent que rien n’est anodin, ni l’ascension de l’arbre aux mille fruits, ni le trépas de l’éléphant qui nourrira la communauté. Ou peut-être est-ce le chant magique des Achuar, qu’ils adressent intérieurement à l’âme des plantes et des animaux, qui résonne jusqu’ici ? Eux aussi se souviennent que nous ne sommes pas séparés du monde dans lequel nous vivons et en mesurent la dette.
Les peuples aborigènes chantent la création du monde, et toutes les formes de vie – végétale, animale et humaine – font partie d’un vaste ensemble d’interactions. Leurs lignes de chansons décrivent les itinéraires en même temps qu’ils content Tjukurrpa, le Temps des rêves, et « la totalité de l’Australie [pourrait] être lue comme une partition musicale. »[1]
Dans toutes ces cultures, la nature en tant que Tout séparé des êtres humains n’existe pas.
Ce dont je suis redevable à mes compagnons amérindiens, c’est de m’avoir permis, en bouleversant mes évidences par l’assurance tranquille avec laquelle ils adhéraient aux leurs, de m’interroger en retour sur ce que j’avais tenu jusque là, plus ou moins consciemment, pour des vérités incontestables, m’incitant ainsi à renouer avec cette vertu fugace de l’étonnement, source du questionnement philosophique et moteur des progrès scientifiques (…)[2]
En 2024, observons les différences, multiplions les expériences, bouleversons les évidences, questionnons nos certitudes et étonnons-nous. Cultivons les rencontres pour écrire une partition du monde, un cadavre exquis où la confluence de nos actions et de nos pensées donnerait la plus belle des mélodies, comme seul le métissage des musiques, des formes ou du vivant peut nous rapprocher de la quintessence, et qu’en résulte un recueil des plus belles pensées.
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Notes :
1– Bruce Chatwin, Le chant des pistes, édition Le livre de poche biblio, 1997, p.28.
2–Philippe Descola, in « Anthropologie de la nature », leçon prononcée le 29 mars 2001 au Collège de France. Philippe Descola est un anthropologue héritier de Claude Lévi-Strauss, figure fondatrice de l’anthropologie structurale qui établit, entre autres, que nous comprenons mieux le fonctionnement d’une société en observant les différences plutôt que les ressemblances.